faut-il se libérer de l’emprise de Slack ?
L’article a près de 10 ans, mais sa conclusion résonne encore. En janvier 2016, Rebecca Greenfield, journaliste à Bloomberg, établissait un parallèle entre l’essor de l’email, au début des années 1990, et celles des messageries collaboratives, comme Slack, qui envahissaient alors progressivement les open spaces des médias, agences et startups, au milieu des calatheas et des baby-foots.
En explorant des papiers de l’époque, la journaliste remarquait que l’email était alors perçu comme un substitut « divertissant » au téléphone, ennemi commun et redouté des cadres dynamiques. Un outil simple, innovant, censé améliorer la productivité, mais qui permettait surtout aux salariés d’échanger des confidences, de partager des blagues ou de critiquer leurs collègues à l’abri des regards. Jusqu’à ce que la réalité les rattrape, et qu’ils se noient sous des vagues de sollicitations du matin au soir, et parfois même le week-end.
« Les gens détestent l’email désormais. Des articles récents l’ont qualifié de ‘mal absolu’ ou de ‘cafard d’Internet’ », écrivait-elle. L’histoire se répétant sans cesse, la journaliste émettait donc un pronostic : cette aversion toucherait bientôt les messageries collaboratives. Des outils qui, en promettant des gains de productivité tout en conférant au lieu de travail des allures de terrain de jeu, devenaient déjà omniprésents et envahissants.« Vous allez bientôt détester Slack autant que les emails », prévenait-elle.
Le logiciel qui valait 27,7 milliards
Au moment de la publication de l’article, Slack n’a encore qu’amorcé son décollage. La plateforme, officiellement lancée en février 2014, reste bousculée par d’autres solutions qui ratissent large mais le font assez mal, comme Skype ou Google Hangouts. Elle l’est toujours aujourd’hui, notamment par Microsoft Teams, mais son adoption s’est largement généralisée dans les entreprises. Entre 2017 et 2021, Slack a gagné près de 100 000 clients payants, selon Statista, et ce nombre aurait doublé depuis, d’après les données internes de l’entreprise.


Plus impressionnant, encore : son nombre d’utilisateurs actifs quotidien a été multiplié par dix en l’espace d’une décennie. Plébiscité durant la pandémie de Covid-19 avec l’essor du télétravail, Slack a connu une croissance fulgurante, qui s’est matérialisée par une hausse de 49 % de son chiffre d’affaires en 2020. Un bilan qui a forcément attisé les convoitises : en décembre 2020, Slack est racheté par Salesforce pour la coquette somme de 27,7 milliards de dollars, en numéraire et en actions, rapportait Le Monde, afin de former « la combinaison la plus stratégique de l’histoire des logiciels », se félicitait Stewart Butterfield, le cofondateur et PDG de Slack.
« Ici, nous ne vendons pas de selles »
Cet entrepreneur canadien, qui avait déjà connu le succès avec Flickr dans les années 2000, s’imaginait-il, en déployant la première version du logiciel en 2013, qu’il créerait un bureau sans fenêtre mais avec ses codes implicites, où des millions de personnes collaboreraient, s’épieraient ou feraient acte de présence ? Pouvait-il seulement anticiper que certains de ses adeptes, même en présentiel, préfèreraient utiliser son logiciel plutôt que de parcourir dix mètres pour poser leur question de vive voix ?
Peut-être pas. Mais Stewart Butterfield avait manifestement compris une chose : pour pousser des centaines de milliers d’utilisateurs à adopter un produit dont ils ne perçoivent pas encore l’intérêt, il ne fallait pas simplement que celui-ci soit simple, complet ou ergonomique. Il fallait transformer profondément la manière dont ils travaillent. « Nous ne commercialisons pas simplement un logiciel », résumait-il dans un article publié sur Medium, intitulé « Ici, nous ne vendons pas de selles » et qui dépeignait sa vision de Slack en 2014. « Si nous vendons une ‘communication plus fluide et moins coûteuse’, une ‘gestion simplifiée des connaissances’ ou une ‘prise de décision rapide et efficace’ (…), alors nous trouverons bien plus d’acheteurs. »
Et ça n’a pas loupé. Même en tenant compte de son caractère envahissant, stressant ou du fait qu’il soit parfois nécessaire d’élaborer des tactiques ingénieuses pour s’en libérer, il faut le reconnaître : Slack est un excellent logiciel, qui remplit sans difficulté la plupart de ses promesses. Dotée d’une architecture pouvant s’avérer certes intimidante pour un néophyte, la plateforme permet néanmoins de structurer les échanges en offrant des canaux dédiés à des projets. Elle encourage la communication au sein des équipes, ainsi qu’entre elles, grâce à ses fonctionnalités audio ou vidéo, tout en simplifiant la gestion des connaissances. Sur Slack, tout peut être marqué, enregistré, retrouvé ou recherché. Rien ne se perd, tout se transforme. Peut-être pas en lead, mais presque.


Tout est fait pour en créer un usage fun, à l’image des statuts personnalisés, de l’ajout de nouveaux emojis.
Gamification, PNJ et émojis fusée
Et si Slack parvient à nous faire accomplir exactement l’inverse que son intitulé laissait supposer (to slack signifiant se relâcher en anglais), c’est aussi grâce à sa dimension ludique, si chère aux haters du téléphone dans les années 1990. Tout salarié ayant expérimenté la plateforme sait qu’il arrivera un jour où il faudra féliciter le dernier accomplissement d’un collègue avec un émoji fusée, suggérer une pause café avec un GIF ou uploader un emote à son effigie. « L’environnement est moderne et convivial comparé aux logiciels d’entreprise plutôt ‘froids’. Tout est fait pour en créer un usage ‘fun’, à l’image des statuts personnalisés, de l’ajout de nouveaux emojis, décryptait le cabinet de conseil Fabernovel dans une étude consacrée à Slack, publiée en 2019. Une ‘branchitude’ qui permet même d’être un avantage compétitif pour attirer des talents. »
Cette stratégie axée sur la gamification ne sort pas de nulle part : à l’instar de Discord, qui envoûte aussi ses fidèles de cette manière, Slack trouve ses racines dans le jeu vidéo. Il s’agissait, à l’origine, d’une solution développée pour Glitch : un jeu d’aventure massivement multijoueur qui avait attiré une communauté de 150 000 joueurs avant de fermer ses portes. « Dans la grande tradition des réorientations stratégiques des startups, l’équipe a compris que la véritable valeur résidait dans leur application de messagerie, et non dans le jeu complexe qu’ils étaient en train de développer, resitue Jacob Silverman, dans un papier publié dans le magazine américain TheBaffler. En 2013, ils ont décidé de lancer Slack pour offrir aux autres ce qu’il leur avait apporté à eux : une amélioration de la communication en entreprise. »
D’ailleurs, comme l’évoquait Mashable, le Slackbot, décrit comme un robot « parfois assistant, parfois messager » sur sa page dédiée, puise son inspiration dans un élément clé du jeu vidéo : le PNJ. À l’instar d’un personnage non-joueur, ce robot bavard, préinstallé sur tous les espaces de travail, a pour mission d’aider et d’accompagner les utilisateurs en répondant à leurs questions ou en exécutant diverses tâches.


Un outil toujours ouvert en arrière-plan
La somme de ces éléments conceptuels explique, en partie, l’engagement fort des adeptes. En 2019, les clients payants passaient une moyenne de 9 heures par jour connectés, dont 90 minutes de façon intensive, d’après une étude interne menée auprès d’utilisateurs américains. Chaque semaine, plus de 5 milliards d’actions – lecture et envoi de messages, recherches, chargement de fichiers, etc. – étaient recensées par la plateforme, qui n’avait alors pas encore atteint son apogée.
Depuis, peu d’études quantitatives ont évalué le temps passé sur la plateforme, bien que cet indicateur ait probablement continué à augmenter. En 2018, une analyse menée auprès de 50 000 Américains, par le logiciel RescueTime, révélait qu’un travailleur « vérifiait ses outils de communication toutes les 6 minutes », rapporte Le Monde. Mais cette étude ne se limitait pas qu’à la plateforme rachetée par Salesforce.
Une injonction insidieuse à la productivité
Il est néanmoins possible de supposer qu’un utilisateur de Slack n’est jamais très loin de son logiciel, ce qui soulève plusieurs problématiques, notamment en matière d’évaluation de la productivité. Si certains utilisateurs peuvent avoir recours à des tactiques ingénieuses pour éviter de griser leur pastille verte et éveiller les soupçons de leur hiérarchie, ça ne les sauvera pas : Slack fournit une multitude d’indicateurs d’activité aux abonnés payants. « Sur les comptes payants de Slack, les managers peuvent consulter le nombre de jours d’activité des utilisateurs ainsi que le volume de messages envoyés sur une période spécifique », détaillait le Washington Post. Une surveillance qui peut inciter les salariés à occuper l’espace, pour donner l’illusion de l’efficacité sans pour autant accomplir de véritables tâches « à forte valeur ajoutée ».
How do you keep your Slack status green while working remotely?
byu/CuriousMinds88 inSlack
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La productivité peut également en pâtir. Car au-delà d’être aussi épuisant que la gestion des emails, le jonglage entre les notifications, le suivi de multiples threads ou l’injonction à collaborer peuvent nuire à l’efficacité, alors même que Slack promettait le contraire. Le multitasking étant un mythe, le temps perdu sur Slack engendrera inévitablement des pertes de productivité quelque part, qu’un travailleur averti se gardera bien de valoriser sur le chan #general.
De l’art de se libérer de l’emprise de Slack
Résultat : de nombreux articles fleurissent sur le web, proposant des astuces pour se libérer de la pression insidieuse de Slack, comme l’organisation de réunions fictives, la coupure des notifications ou la définition de plages d’utilisation. Même le prestigieux New York Times a publié son tuto.
D’autres médias ont poussé le vice plus loin. Conscients de l’emprise que Slack pouvait exercer sur eux, certains journalistes ont décidé de cesser totalement de l’utiliser. Une digital detox qu’ils ont ensuite documentée, à l’instar de The Verge. Chez VICE, la majorité estimait que l’absence du logiciel, durant une semaine, leur avait permis d’améliorer leur productivité. « J’ai envoyé plus d’emails cette semaine, ce qui est surprenant », concluait l’un d’entre eux.
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Khamallah Abdel khalik
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