le décryptage de Jean-Noël Buisson
Quelles sont les nouvelles tendances qui façonnent les réseaux sociaux ? Comment évoluent les usages ? Et, surtout, qu’est-ce que tout cela implique pour les créateurs et les marques ? Pour y voir plus clair dans un paysage en proie à de nombreuses mutations, BDM a interrogé Jean-Noël Buisson, responsable veille et analyse au sein de l’agence Image 7. Il revient, en vidéo, sur plusieurs phénomènes à suivre, entre émergence du dark social et basculement vers une ère passive et algorithmique.


Jean-Noël Buisson, responsable veille et analyse chez Image 7
Diplômé de l’IPAG Business School, Jean-Noël a commencé chez Sony Music avant d’intégrer Lagardère Publicité, puis Europe 1, où il a notamment élaboré la stratégie de la station sur les réseaux sociaux. Entre 2016 et 2020, il a occupé le poste de responsable adjoint du département Analyse au Service d’Information du Gouvernement (SIG), chargé de monitorer les jugements des médias et de l’opinion pour le cabinet du Premier ministre. Depuis janvier 2021, il est responsable du service veille et analyse d’Image 7.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est le dark social ? Pourquoi ce phénomène prend-il de l’ampleur, et sur quelles plateformes ?
Le dark social, c’est toutes les interactions et tous les partages qui vont avoir lieu dans des espaces privés, et ne peuvent donc pas être mesurés par les outils d’analyse dont on dispose. La première fois que le terme a été employé, c’était dans un article publié en 2012. C’est un journaliste de The Atlantic qui évoque ce phénomène, parce qu’il s’est aperçu que le trafic entrant, sur son site, provenait à près de 70 % de sources inconnues, qui ne venaient ni du search, ni de Facebook. Il s’avère que le trafic venait de boucles privées, d’emails même, et qu’il était beaucoup plus compliqué à tracer pour les outils de veille ou d’analytics.
DigiMind évoque un chiffre assez frappant, à ce sujet : 84 % des partages sur le web proviendraient du dark social. C’est un phénomène massif, qui touche aussi le domaine de l’actualité et de l’information. Vous avez peut-être constaté, comme moi, une baisse de la visibilité des contenus d’information présentés de manière publique sur nos fils Facebook ou X (Twitter). Ces dernières années, il y a moins de partages de contenus d’informations en public, mais ça ne signifie pas, pour autant, qu’ils ne sont pas diffusés dans des boucles privées, comme au sein de discussions sur WhatsApp, de groupes privés sur Facebook ou de serveurs Discord.
Les réseaux sociaux sont de plus en plus fragmentés, avec cette nouvelle dimension entre le public et le privé. Il n’est plus possible de multiposter un même contenu sur toutes les plateformes, il faut adapter les formats pour les espaces publics et privés.
Quel est l’impact du « dark social » pour les marques et les créateurs ? Comment peuvent-ils s’adapter à cette tendance ?
Ces espaces de discussion, bien que difficiles à tracer, génèrent de l’engagement, de la conversation autour des contenus. Et tout cela implique de nouveaux défis, pour les créateurs. Le dark social nécessite d’être plus inventif, plus créatif et d’adapter la nature des formats, afin qu’ils soient adaptés à ces espaces privés, notamment pour qu’ils puissent être partagés facilement. L’autre défi, c’est de prendre le risque d’aller engager la conversation dans ces espaces privés. Par exemple, en créant un groupe privé sur WhatsApp, sur Facebook. Si ça fonctionne, c’est le « jackpot », parce qu’on se retrouve dans un espace intime, avec un engagement et un temps d’attention plus important.
En 2023, vous écriviez dans les colonnes de BDM que la GenZ avait “un engagement quasi permanent sur les écrans », mais de manière « plus distraite » avec une capacité à « faire plusieurs choses à la fois”. Est-ce que tout cela a évolué, depuis un an ?
La particularité de la Gen Z, mais aussi de la génération suivante, c’est l’usage massif des messages, de la discussion. Et c’est aussi ce qui provoque l’explosion du temps d’écran chez les plus jeunes, avec la consommation de vidéos : le fait d’être dans une forme de conversation permanente avec ses amis.
Cela pose la question de la santé mentale. Certaines études disent, par exemple, que 90 % des membres de la Gen Z estiment que les réseaux sociaux influent sur leur estime de soi, et 83 % ont déjà ressenti de la solitude dans l’utilisation des réseaux sociaux. C’est une préoccupation majeure, mais il y a une prise de conscience, et c’est tant mieux.
Les jeunes, et en particulier les plus jeunes, ont pu observer dans leur entourage – chez leurs grands frères, leurs grandes sœurs, ou même chez les adultes – les conséquences des problématiques de réputation en ligne. Cela pourrait les encourager à adopter des comportements plus prudents, même si on ne peut pas généraliser. Le phénomène du double profil l’illustre assez bien : certains jeunes possèdent un profil destiné à leur « posture publique » et un autre, plus privé, réservé aux gens très proches.
Pourquoi la vidéo courte domine-t-elle aujourd’hui les réseaux sociaux, et qu’est-ce que cela implique ?
Sans doute parce qu’elles sont addictives, déjà. Mais c’est surtout parce qu’elles sont littéralement partout, sur toutes les plateformes. C’est devenu la norme, l’alpha et l’oméga du format sur les réseaux sociaux. C’est la conséquence de ce qu’on appelait, il y a une dizaine d’années, le « pivot vers la vidéo » (pivot to video, ndlr). C’était Mark Zuckerberg qui avait théorisé ce concept, à l’époque. Depuis, avec l’émergence de TikTok, la vidéo courte, qui s’enchaîne de manière automatique, se normalise davantage sur toutes les plateformes.
Ce que ça implique, c’est que nous sommes peut-être passés de l’ère de l’interaction et de l’échange à une époque davantage tournée vers la consommation, plus passive. D’ailleurs, de plus en plus de personnes comparent les plateformes à la télévision. Quand on regarde des vidéos qui défilent sur TikTok, on adopte une posture assez passive, malgré les likes et les commentaires. C’est un changement de paradigme majeur sur les réseaux sociaux.
Quand on constate que de nombreux jeunes de moins de 18 ans passent plus de 2h par jour sur TikTok, ou que YouTube Shorts génère 30 milliards de vues par jour, on mesure l’ampleur du phénomène. L’essor de la vidéo semble marquer la fin du modèle traditionnel des réseaux sociaux, basé sur l’interaction et le conversationnel.
Il faut accepter de faire le deuil de cet idéal de « grande agora numérique » ou de « town square », dont on parle aux États-Unis.
Quelles autres tendances émergent actuellement sur les réseaux sociaux ?
Nous entrons dans une nouvelle ère, où les usages se transforment. Par exemple, 85 % des vidéos sur les réseaux sociaux sont visionnées sans le son, ce qui implique d’inclure du sous-titrage. L’autre élément clé, c’est le temps d’attention, qui n’excède pas 8 secondes pour une vidéo. Nous évoluons dans une économie de l’attention où les marques et les créateurs doivent redoubler d’efforts pour capter les audiences sur les plateformes.
Au-delà de ce « pivot vers la vidéo », on observe également un basculement vers des flux plus algorithmiques, personnalisés en fonction – en tout cas, c’est ce que promettent les plateformes – des contenus qui sont consultés. Chacun a ses tendances. C’est le fondement du fil Pour toi sur TikTok, qui tend à être répliqué par toutes les plateformes, peu ou prou de la même manière.
L’autre grande transformation, c’est bien sûr l’apparition de l’IA générative, qui provoque deux phénomènes : l’inflation du volume de contenu, et la multiplication des contenus synthétiques, voire parfois complètement artificiels.
Cela pose la question de la confiance : les contenus que l’on consomme sont-ils générés entièrement ou partiellement par l’IA ? Si c’est le cas, qui est le commanditaire ? La confiance est la valeur la plus importante aujourd’hui, bien plus que celle de la visibilité ou de la viralité.
Les dark partages créent-ils un espace d’échange plus privé et sécurisé, ou renforcent-ils le risque de diffusion de contenus problématiques ?
Le concept de dark partage est intrinsèquement lié à celui d’espace privé, et donc à l’impossibilité de consulter ce qu’il s’y passe. D’un côté, c’est plutôt une bonne nouvelle pour nos données personnelles. Mais en parallèle, ça offre aussi la possibilité à chacun de partager des contenus nocifs ou toxiques.
On évoque notamment Telegram, une plateforme où les espaces privés ou semi-privés sont propices à la propagation de la désinformation. Ça représente une menace pour tout l’écosystème numérique et informationnel. Et un défi à relever pour les médias, notamment ceux qui sont spécialisés dans le fact-checking qui, pour lutter contre les fake news, vont devoir allouer du temps à débunker des informations qui se sont déjà largement de se propager sous les radars avant d’atterrir dans la sphère publique.
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Khamallah Abdel khalik
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